Mur

Le mur est une idée avant d'être un objet lourd, dur, et onéreux.
Le mur parfait n'a pas d'épaisseur, il ne pèse rien, il ne coûte rien. C'est une pure séparation de l'espace. Je peux néanmoins m'appuyer sur ce mur parfait, y scotcher une image ou y fixer une étagère. Il a un aspect de surface, lisse ou grain, et il est coloré si je le veux. Il me protège du chaud, du froid, du bruit, de l'eau et du vent, comme des intrus. Je peux le déplacer à ma guise, le percer, le tordre, le surhausser ou l'araser. Le mur parfait n'existe pas, c'est clair.
Avant d'être un objet le mur représente l'idée de séparation. On a connu les remparts des villes, la grande muraille de Chine, le rideau de fer, le mur de Berlin.
Avant d'être un objet en dur, le mur est une idée. Dès que le mur est construit, il produit la séparation et sa représentation.
Sous l'impulsion de George Walker BUSH, les Républicains et les Démocrates (MCCAIN, CLINTON, OBAMA) ont ensemble voté en octobre 2006 un budget de 1,2 milliards de dollars pour financer la construction de 1 126 kilomètres de mur entre les Etats-Unis et le Mexique, soit un tiers de la frontière. Pour empêcher les pauvres (Mexicains) de venir gagner leur vie chez les riches. On parle aujourd'hui de plus de 10 milliards de dollars. Il est prévu de réaliser 1800 tours de surveillance : le marché en a été attribué à BOEING pour 3 milliards de dollars. Mais ce n'est pas qu'un mur matériel : l'équipement électronique le plus sophistiqué complétera le dispositif. La compagnie KOLLSMAN qui construit ce mur est une filiale de ELBIT SYSTEMS, la société israélienne spécialisée en systèmes numériques de surveillance qui a construit le mur entre Palestine et Israël. Ce mur électronique se rapprocherait-il du mur parfait ?
o Cf. Société

Dilettante

J'aurais aimé être un dilettante. Du genre vénitien, au début du 18ème siècle : talentueux glandeur, élégant touche-à-tout de haut niveau, bretteur et musicien, coloriste et polyglotte, poète et mathématicien, philosophe et politicien.
Devant la réalité de mes ressources et face aux exigences de l'architecture, il a bien fallu que je m'échine à devenir un professionnel.
Cf. Métier, Piano

Communisme

Après n'avoir été qu'un mot entendu dans l'enfance, lors des repas familiaux ou à la radio, le communisme m'apparaissait comme ce qui pouvait arriver de pire à un peuple. Ce danger planétaire qui nous guettait quotidiennement se tenait caché derrière son rideau de fer tout en affûtant le couteau qu'il se mettrait entre les dents pour violer nos femmes et, pire encore, nationaliser nos petites entreprises. Le communisme avait pourtant une bien belle chanson dont ma soeur Simonne, qui n'a jamais hésité devant les attitudes paradoxales, avait trouvé paroles et musique dans le Larousse illustré. Elle aimait me chanter l'Internationale en riant de sa terrible provocation, et moi j'aimais l'écouter. Ce chant, paroles et musique, me fait encore à chaque fois un frisson.
Je me suis ensuite frôlé (non pas au communisme, juste ciel !) mais aux communistes en commençant par un prof de philo en terminale au Lycée Marcel Roby. Ce type était le seul intéressant, par sa matière évidemment, mais aussi par ce qu'il faisait passer. J'étais trop bête pour lui en parler. On disait qu'il en était, et qu'il vendait l'Huma le dimanche sur le marché. L'année suivante, au Cours Fidès, à nouveau en Terminale, un autre professeur de philo m'emmena plusieurs fois au CES, le Centre d'Études Socialistes, à Saint-Germain des Prés, qui, il me semble, rassemblait des intellectuels communistes dissidents. C'était à cette époque un peu trop « prise de tête » pour moi et j'ai décroché.
Il est étrange que des êtres intelligents, dotés d'une formation politique solide, aient pu rester adhérents du parti communiste après le Retour d'URSS d?André GIDE en 1936 ; après le pacte MOLOTOV-RIBBENTROP en 39 ; après Budapest en 56 ; après Prague en 68. Une série d'occasions d'ouvrir les yeux. La force du dogme sur ceux qui vivent d'espoir !
Ce qui n'empêche pas de rester convaincu de la nécessité d'un changement de société. Nous en sommes encore là et l'urgence s'impose jour après jour un peu plus vigoureusement.
Cf. Dogme, Marx, Presse, Religion

Bourgeois

Les deux caniches de Madame ARCHAMBAULT étaient petits, noirs et frisés, exactement comme le manteau d'astrakan noir et frisé de leur maîtresse. Ils jappaient aussi désagréablement que leur maîtresse ; celle-ci ne se différenciant de ses chiens que par le jaune bilieux de sa peau plissée. Madame ARCHAMBAULT venait de temps à autre prendre le thé chez ma grand-mère Adrienne FAYETON née TIBURCE.
Quelques mauvais esprits, des jaloux sans doute, se moquaient plus ou moins ouvertement de Madame ARCHAMBAULT en raison de ses chiens. Ou plutôt en raison de sa marotte d'imposer à son chauffeur de mettre aux caniches des petits bottillons de cuir noir lorsqu'il faisait mauvais temps.
Je confonds peut-être cette vieille bourgeoise avec d'autres madame-archambault du même tonneau, de ces gens qui avaient vu le monde libre s'écrouler entre 1914 et 1918, non pas à cause de la guerre qui, comme on le sait, n'est pas obligatoirement mauvaise pour les affaires, mais en raison de la mise en oeuvre scélérate, quasiment communiste, de l'impôt sur le revenu. Après avoir évoqué douloureusement ces événements dans des postprandialités dominicales et familiales, on finissait souvent, lorsque s'allumaient les cigares, par rappeler le souvenir de ceux-là aussi qui, comme la tante Charlotte, n'avaient pas résisté à la crise de 29 et avaient parfois disparu de la (bonne) société sans laisser d'adresse.
Le monde de cette moitié de mon humus familial n'était pas vraiment bourgeois, mais entrepreneurial. C'est-à-dire que pour approcher le niveau de revenus des bourgeois, il fallait, sinon travailler, du moins faire des affaires de manière répétitive. Il était donc en permanence question de prendre des risques et de réussir.
Nous n'avions de relations qu'avec la moyenne bourgeoisie. Les fameuses 200 familles de la haute-bourgeoisie, genre De WENDEL, PEUGEOT, SCHNEIDER, WORMS ou DARBLAY, nous étaient bien trop éloignées financièrement et socialement pour que nous ayons à les fréquenter.
Mais au fond, on n'est pas tant bourgeois par l'argent possédé que par l'adhésion à un système de valeurs.
Ma mère avait adoré lire « La Famille Boussardel », une saga célèbre d'un dénommé Philippe HERIAT, Prix Goncourt 1939 et Grand Prix du Roman de l'Académie Française 1947, aujourd'hui oublié, qui retraçait avec quelque humour la vie d'une famille bourgeoise durant la première moitié du XXe siècle.
On riait du bourgeois, mais non sans un soupçon d'envie.
Cf. Entreprise

Boulot

Je n'ai pas eu à faire l'expérience sinistre qui consiste à « aller au boulot » : j'ai eu cette « chance », apparemment très rare, de toujours aller travailler avec plaisir, même lorsque c'était difficile.
Quant aux petits boulots, je n'en ai exercé qu'un seul, et seulement pendant deux heures : vendeur de télés au porte-à-porte dans le fameux quartier de la Goutte d'Or qui à cette époque concentrait l'essentiel de l'extrême pauvreté parisienne.
C'était l'hiver 1966 et j'avais décidé de gagner l'indépendance financière qui permettrait de quitter la « demeure » paternelle de Bougival et d'installer ma famille dans un logement indépendant. Une petite annonce m'avait accrochée. Je me suis retrouvé en fin de journée au Métro Barbès avec une vingtaine de jeunes hommes autour d'un chef qui nous indiqua la procédure. Chacun se vit attribuer une rue. Je plongeai dans mon premier immeuble. L'escalier était à peine éclairé, et je me dirigeai à l'oreille vers les étages d'où provenaient des bruits mélangés de radio, de cris, de gamelles entrechoquées. Pas de sonnette. Je frappai à la porte. Je garde l'image de cette pièce carrée, avec en plein milieu une table carrée recouverte d?une toile cirée, et une grosse dame dans son tablier à carreaux qui s'affairait devant des casseroles glougloutant des nuages. Un type était assis ou plutôt effondré devant la table, des gamins piaillaient. Je devais les convaincre d'acheter ma télé à crédit. Aujourd'hui je ne sais plus si je devais vendre une télé à crédit ou du crédit pour une télé. Je sais encore ma gorge serrée, ma brûlante conscience de l'incongruité de ma proposition, pire, son indécence. Et mon envie de leur donner un billet de cent francs que je n'avais pas moi-même. Je sortis et tentais de recommencer plus loin. Mon incapacité à faire ce job était éclatante, mais je refusai encore de m'avouer mon échec. Je persévérais dans cette tragédie pendant une bonne heure avant de retourner au lieu de rendez-vous et déclarer forfait. Les autres, plusieurs d'entre eux, avaient réussi et, joyeux, ils pourraient recommencer le lendemain. Je m'enfuyais.
Je trouvais mon premier vrai travail le mois suivant. C'était si facile à cette époque ! JOURDE et son fils tenaient la boutique de fournitures scolaires la plus proche de l'école, au coin de la rue des Beaux-Arts et de la rue Bonaparte. JOURDE avait disposé sur son comptoir un grand registre noir où les patrons architectes inscrivaient leurs demandes de nègres. Nègre était le nom générique de tout dessinateur ou projeteur des agences d'architecture, quelle que soit la couleur de sa peau, il n'y avait rien de raciste ni de péjoratif. Un type était en train d'écrire sa requête. Je lis par-dessus son épaule. Il cherchait un nègre de 1ère classe, pour travailler à Chatou, juste à côté de chez moi. J'étais seulement en fin de 2ème classe. Nous tombâmes immédiatement d'accord. Je suis resté deux ans chez lui. Il m'a appris le métier.
Après mon diplôme, DUCHEZ avait moins de travail et se consacrait à l'expertise. Je cherchais une autre agence. J'ouvrai l'annuaire des architectes de l'Ile de France à la lettre A, et ne téléphonai qu'à ceux situés sur ma route vers Paris. En moins d'une heure, j'avais trouvé, à la lettre B, une place chez Jean-Claude BOUILLON, avenue Victor-Hugo.
Pendant le service militaire, je trouvais le moyen de travailler le soir dans quelques agences. Je donnais aussi quelques coups de main dans l'agence BURCKHARDT PARTNER, la filiale française d'une agence suisse de dimension européenne. Le lendemain de ma libération du service militaire, j'étais déjà salarié dans cette agence. Je rentrais dans le vif du sujet.
Cf. Métier, Travail

Beaux-arts

Ce mot-là résonne pour moi selon plusieurs tonalités.
Il y a le bourdon de l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts, ensemble hétéroclite de bâtiments anciens ou récents mais tous gris et sales. Les ateliers immenses où il n'y avait même pas assez de tabourets pour tous les étudiants. Les toilettes bouchées en permanence dégueulaient leur merde et leur pisse dans les escaliers, abjections qu'il fallait enjamber avec précaution pour grimper jusqu'à l'atelier ZAVARONI. Nos projets d'architecture faits en un mois et jugés en moins de cinq secondes par un aréopage de patrons d'ateliers dans le huis clos de la Melpo, gigantesque salle sombre et pompeuse, ainsi nommée en raison de la présence d'une affreuse statue en plâtre de Melpomène, muse grecque du chant et de la tragédie. La cohorte de gardiens à casquette dont on pouvait aisément obtenir une faveur (l'ouverture d'un atelier ou la récupération d'un projet égaré) dès lors que l'on apportait une bouteille de Fleurie, ou plusieurs si le service demandé était d'importance, sachant toutefois qu'à partir de l'après-midi, la communication devenait incertaine.
Il y a aussi, tout près de l'Ecole, la sonate charmante et forte du bâtiment de l'Académie. J'adore ce bâtiment et sa petite place dans l'axe de la passerelle des Arts.
Il y a enfin le glas sinistre de l'Académie elle-même. Après le diplôme d'architecte, quelques-uns d'entre nous avions été « nominés » pour présenter notre travail à ces messieurs de l'Académie d'Architecture.
Le jury était composé d'une demi-douzaine de vieillards repus dont la moitié sommeillait plus ou moins ostensiblement pendant que l'autre moitié, les plus vaillants de ces messieurs, nous posaient des questions absurdes. Je reçus la distinction de Lauréat de l'Académie d'Architecture en même temps que s'imposait à moi la conviction de la nocivité de cette institution.
Je note en grimaçant que cette noble assemblée poussa le bouchon jusqu'à publier en 2007 un étonnant rapport au Président de la République dénonçant la prolifération des éoliennes, ces monstres « en contradiction avec la culture française », et vantant la monumentalité architecturale et paysagère des centrales atomiques, signes et symboles éternels de la culture française. Sont-ils donc fous, réactionnaires, vendus aux lobbies du nucléaire ou simplement séniles ?
Cf. Architecture, Eolienne, Etudes, Métier

Banlieue

J'ai vécu mes treize premières années à Puteaux. J'étais donc un putéolien, ce qui fait toujours rire dans les écoles primaires. Puteaux est aujourd'hui l'une des villes les plus riches de France grâce à la manne de la taxe professionnelle perçue sur les tours de la Défense.
Un quart de siècle auparavant, en 1919, Jacques VALDOUR, intellectuel devenu journaliste de terrain bien-pensant tendance royaliste, s'établissait dans le monde ouvrier pour le connaître - un peu comme Jean-Henri FABRE étudiait le monde étrange des fourmis - et il décrivait ainsi la ville :
« Puteaux a beaucoup gardé de son caractère d'ancien village suburbain. Ni les rues ne sont larges, ni les maisons hautes. La petite ville offre l'aspect calme et recueilli d'un faubourg provincial. Mais elle s'allonge sur la rive gauche de la Seine, en l'un de ses méandres, non loin des côteaux boisés de Saint-Cloud, devant une longue île verdoyante et la masse des arbres du Bois de Boulogne, les villas et les parcs du coin le plus aristocratique de Neuilly. Au débouché de ces quartiers de haut luxe, de ces pelouses et ombrages où s'étale le spectacle de la vie heureuse, Puteaux, dominé sur la gauche par le Mont-Valérien, vous salut de la fumée noire de vingt cheminées d'usines. C'est la sentinelle avancée de l'armée révolutionnaire, campée là, après Courbevoie et Levallois-Perret ; elle achève avec Boulogne l'encerclement des quartiers riches de Paris et de Neuilly, endormis dans la moëlleuse torpeur d'une vie très douce qui se croit sûre des lendemains.
Quelques garnis misérables, au voisinage immédiat de la pauvre église, dans le plus vieux quartier de Puteaux, abritent les musulmans algériens qui travaillent dans les usines. »

Durant mon enfance, Puteaux n'était encore qu'une modeste ville industrieuse de banlieue, et la Défense un petit rond-point perdu au milieu de nulle part sur le plateau qui domine la ville. De ce rond-point, où une énorme allégorie de bronze exaltait la défense de la nation, partaient quatre routes pavées dont l'une menait à Paris en passant par le pont de Neuilly et l'Arc de Triomphe que l'on apercevait au loin, et une autre, que nous empruntions pour les vacances, menait plein Ouest en Normandie. Une troisième route descendait vers Puteaux. Je n'ai jamais pris la quatrième qui s'engageait vers le Nord dans un no man's land sablonneux de pavillons prolétaires.
A flanc de colline, le haut de la ville était occupé par la classe ouvrière, avec des immeubles en brique, les Habitations à Bon Marché, HBM qui devinrent des HLM, et des terrains vagues que s'appropriaient les gamins de la rue Cartault et des Bouvets, ceux qui portaient des galoches aux semelles de bois clouté. En bord de Seine s'étalait le vieux Puteaux décrit par VALDOUR, où habitaient mes grands-parents CHEVILLARD. Nous étions au centre, dans la partie occupée par les commerçants et la classe moyenne. Chaque classe sociale avait ses quartiers : bonjour, la mythique mixité sociale de la ville !
Notre appartement, au 5ème étage, dominait la vaste place de la mairie. C'est en balançant des pommes du haut du balcon que, vers mes quatre ans, je faillis assommer un gardien de la paix, avec son képi, sa cape bleue et son vélo. Il n'était pas content du tout.
La mairie est encore là, gros morceau d'architecture des années 30, mussolinien à fond avec emmarchements et péristyle dignes d'un empereur, signé par l'architecte NIERMANS, encore un Grand Prix de Rome. Le jeudi et le dimanche, la place de la mairie était le lieu d'un marché très fréquenté. Dès cinq heures du matin, les préparatifs d'installation des étals nous réveillaient, avec le claquement creux des sabots des chevaux, le roulement des chariots sur les pavés, les tintements des tubes métalliques des stands, les paroles sonores des commerçants renvoyées en écho. Les chevaux étaient présents quotidiennement dans la banlieue pour les transports et services municipaux. En été, le vendeur de parpaings de glace menait son cheval qui tirait un long plateau de bois dégoulinant de glace fondante, il avançait lentement en hélant les habitants ; la commande se passait depuis la fenêtre, alors seulement il chargeait un parpaing sur son dos après l'avoir enveloppé d'un sac de jute pour éviter qu'il ne glisse, et il le montait dans les étages en transpirant autant que sa glace.
Les caniveaux des rues, alimentés en eau de Seine, étaient régulièrement irrigués et nettoyés par des balayeurs aux longs balais de fagots. Nous en profitions pour y faire voguer de petits bateaux de papier. Ma mère n'aimait pas me voir faire ça.
L'immeuble, qui appartenait à mon grand-père Simon, au 34 de la rue des Damattes (aujourd'hui rue Lucien Voilin) fait l'angle avec la rue Chante-coq. C'est un gros bâtiment de six étages en briques ocre-rouge 5,5x11x22. Au rez-de-chaussée, une pharmacie occupe l'angle, entre une brûlerie de café, magnifique volcan d'odeurs, une boulangerie dont la patronne a d'effrayants poils au menton, et une crémerie où l'on sert le lait à la louche dans de gros bidons métalliques juste devant de monstrueuses mottes de beurre jaune. En face, à côté de l'église, le cinéma Le Central fait l'angle et me fascine avec ses affiches. En remontant la rue Chante-coq, on trouve la minuscule échoppe de la remmailleuse de bas de soie et une librairie-papeterie qui vend des bonbons et des caramels gagnants.
Ce qui finalement différenciait la banlieue de Paris, c'était l'absence de métro. Il nous fallait d'abord prendre le bus, le 175, avec sa plateforme à l'air libre et son contrôleur actionnant la cloche pour les redémarrages, pour rejoindre le métro à la station Pont de Neuilly. Véritable gare routière qui irriguait un large triangle de banlieues du nord-ouest parisien, on n'hésiterait pas aujourd?hui à appeler cela un « pôle d'échange multimodal ».
Je n'avais pas conscience d'habiter une banlieue, ni surtout de ce que cela pouvait connoter. Je remarquai un jour ma cousine Thérèse, encore préadolescente, annoncer fièrement qu'elle habitait « 52 boulevard Malesherbes à Paris 8ème » avec un ton volontairement signifiant qui ne pouvait laisser indifférent. Elle avait déjà compris, bien avant moi, que l'organisation socio-économique du territoire vous colle son étiquette.
Je me demandais toujours comment la ville se terminait, ce qu'il y avait à l'endroit précis où le trottoir finissait, et où commençait le talus de la campagne. Malgré mes efforts pour rester éveillé tout au long du voyage vers la Normandie, je me réveillais à chaque fois trop tard, nous étions déjà à la campagne, et j'avais raté l'endroit exquis de la commissure.
Après Puteaux, j'habitais Bougival ; ce n'était plus vraiment la banlieue : il y avait encore des vaches et j'ai pu rencontrer dans le bus qui me menait au Lycée de Saint-Germain en Laye un paysan avec de la paille sous les chaussures.
Puis j'allais m'installer dans d'autres banlieues encore, Le Pecq, pour les classes moyennes, Le Vésinet, pour les nantis.
Carrières-sur-Seine, où j'arrivais en 1979, avait encore un aspect de village, préservée qu'elle était de la rage des promoteurs par le simple fait que la ville était entre deux ponts menant à Paris. Le pont de Bezons, au Nord, était le pont des prolétaires : les embouteillages du matin commençaient à six heures pour s'éteindre à huit heures. Le pont de Chatou, au Sud lui, était le pont des cadres et les embouteillages avaient lieu de huit à dix.
Cergy-Pontoise, ville nouvelle où je passais dix années, n'était pas une banlieue, mais une préfecture de province. Certes privilégiée par sa proximité avec Paris, mais définitivement une préfecture de province. Son centre ancien, Pontoise, conservait ses vieilles familles de commerçants, entrepreneurs, magistrats et avocats qui regardaient un peu la ville nouvelle comme un far-west avec ses immigrants et leurs moeurs vulgaires.
Les architectes et urbanistes disaient vouloir en faire une ville de la liberté-égalité-fraternité où les riches, les pauvres et les moyens vivraient heureux ensemble. La réalité se moquait bien d'eux : les classes sociales prenaient leurs marques au fur et à mesure de la création de la nouvelle ville, les nouveaux quartiers faisant leur tri socio-économique par le savoir-faire des promoteurs, la conscience de classe, et la bonne grâce du libre marché.
Les architectes et urbanistes disaient aussi vouloir en faire une ville du calme et de la sécurité où les voitures seraient séparées des piétons. Du coup, j'avais deux adresses, l'une pour ceux qui arrivaient à pied, et une autre pour ceux qui arrivaient en voiture. Ça ne facilitait pas le repérage pour les visiteurs.
Cf. Bougival, Entreprise, Ville

Baisemain

- « Dis bonjour à Madame Machpro. »
Le gamin ne répond pas, ne bouge pas, regarde fixement ses chaussures et ne lève pas la tête.
- « Voyons, fais le baisemain à Madame Machpro ! »
Madame Machpro est une dame corpulente, décorée de bijoux, engoncée dans son vison à poils longs. Derrière elle, son mari se tient tout raide dans son manteau noir, sous un chapeau noir, avec un parapluie noir. Madame Machpro habite aussi au 5ème étage, mais dans l'autre escalier.
Elle adore fourrer la main dans mes cheveux bouclés. Moi, je ne l'aime pas ; elle ne mérite pas le baisemain.
Je me précipite sur la concierge qui passe dans le hall, une petite bretonne toute ronde, lui saisit la main, une main râpeuse à l'odeur d'eau de Javel, et lui fait mon plus chic baisemain.
J'ai cinq ans, et je suis déjà très classieux. Mais pas avec tout le monde.
Cf. Bourgeois, Dissidence, Misfits

Autorité

L'autorité de l'organisation s'est abattue sur moi à mon entrée dans les louveteaux. Cela avait commencé les jeudis après-midi dans un local de la paroisse dont le jardin était empli de l'odeur douceâtre de la glycine et du chèvrefeuille, puis avait occupé mes dimanches. L'autorité était représentée par des cheftaines - parmi lesquelles une beauté blonde ensorceleuse dont on m'a certifié plus tard qu'elle était assez moche - et des chefs de sizaines. L'autorité voulait que lorsque rugissait le cri « meute, meute, meute », chacun devait s'aligner dans un ordre préétabli, dans la sizaine à laquelle il était affecté. Exercice stressant par excellence. Il fallait aussi par moments rester dans une sorte de garde-à-vous pour regarder monter et descendre le drapeau français. Il fallait encore apprendre à faire des noeuds schizophréniques, crier des slogans absurdes, tenter de grimper à des mats glissants, chanter des chansons dans la fumée âcre d'un feu de bois.
Le clou fut le camp d'été. La troupe se retrouva dans la benne d'un camion ; on n'avait pas encore inventé les ceintures de sécurité, tous les gamins étaient debout, les plus chanceux accoudés à ce bastingage routier. Nous allions installer notre campement dans un champ. Face à nous, au-delà de la petite rivière, le château médiéval de Pierrefonds, à droite une route étroite et sinueuse, à gauche la forêt. Cet endroit était resté gravé, je l'ai retrouvé sans carte et sans hésitation trente-cinq années plus tard. Excepté l'endroit, je ne me souviens que de mon incapacité à participer à la guerre du feu. Je m'évertuais à ramener du bois. Et les grands de me répéter que ce bois n'était pas mort. Comment savoir que le bois est mort ? en quoi se différencie-t-il du bois vivant ? L'autorité, elle, savait.
Mon aventure scoutiste s'est arrêtée là.
J'en ai gardé un sentiment très vif d'hostilité vis-à-vis de BADEN-POWELL et de toute forme d'organisation hiérarchique.
L'autorité n'a pas arrêté de me persécuter de son absurdité, bien évidemment, et si elle m'a retrouvé sous une forme plus sournoise à l'école, il est vrai qu'elle a trouvé son apogée paroxystique au 5ème régiment du Génie à la caserne de Satory.
Pour ma part, je n'ai pas été en reste. Voulant jouer à être adulte, ou plutôt désirant sottement être reconnu comme un adulte par les adultes, je garde le souvenir pinçant d'avoir utilisé mon autorité de père sur le tout petit garçon Pascal. Pas besoin d'élever la voix, il me suffisait de le regarder sévèrement pour qu'il comprenne et s'exécute, ou bien même tombe en larmes. Ce souvenir récurrent m'est douloureux et ne s'apaise que lorsque je me force à espérer que le petit garçon a oublié. Ou pardonné.
Heureusement, le vent de 68 m'a, peu après, et sans que je m'en rende compte, poussé vers des cieux moins imbéciles. Henri LEFEBVRE, Alexander NEILL, Wilhelm REICH, et quelques autres encore m'y ont aidé.
Cf. Chef, Ecole, Mille neuf cent soixante-huit, Paternité, Regrets, Service (militaire), Steiner (Rudolf)

Autonomie

- « Mauricette, veuillez me rappeler que j'ai rendez-vous avec Durand »
ou bien :
- « Mauricette, vous me ferez penser à téléphoner à Dupont »
ou encore :
- « Mauricette, appelez-moi Dubois »
Cet abruti ne sait donc pas téléphoner ? Il ne peut pas se faire un post-it pour ne pas oublier de téléphoner à Dupont ? Il n'a même pas un agenda pour noter ses rendez-vous avec Durand ?
- « Mauricette, vous me ferez ces photocopies? »
De toute évidence, Monsieur saurait faire des photocopies et le café, mais il est au-dessus de cela, c'est bon pour Mauricette. Monsieur aime sentir qu'il a des subordonnés, et s'assurer qu'il est le chef en déléguant les tâches mineures indignes de lui puisqu'il est le chef. La justification triviale en est que le coût horaire du chef est plus important que celui du petit personnel.
Monsieur a beau être chef dans son entreprise et adulte pour l'état civil, il n'est pas vraiment fini.
Cf. Adulte, Chef, Patron, Salariat

Aube

Il y a deux aubes, celle de la fin de la nuit et celle de la journée qui commence.
Cette aube de fin de nuit, je l'ai souvent rencontrée, fatigué de vingt-quatre heures de travail ininterrompu et alors qu'il reste encore à travailler jusqu'à midi, jusqu'à la fin de la « charrette ». L'aube de la fin de la nuit a pu aussi se révéler quelquefois magnifique et romantique, imprégnée de la fraîcheur humide qui me saisissait au sortir du Blue Note.
L'aube du début du jour, pleine de forces, est celle des promesses. Cette aube-là est celle du futur, du futur en train de se réaliser sous nos yeux ; c'est du futur palpable.
J'ai toujours aimé me lever tôt, mais j'ai connu l'aube grâce à ma soeur Françoise qui m'emmena quelques fois vivre le lever de soleil sur la Beauce.
Nous partions dans la nuit, avec force sandwiches et thermos de café, faisant hardiment foncer la 2 CV à près de 70 km/h pour nous arrêter juste à la fin prochaine de la nuit en plein milieu des champs de blé encore verts.
Il faut savoir l'attendre. Dans le silence, nous laissons l'onde jaune gagner comme à tâtons l'horizon souple des épis ; elle rampe, elle se coule, elle s'insinue ; puis l'aube éclot dans l'instant suspendu où les oiseaux se taisent, où le monde vivant s'arrête une minute ; elle se dissout alors et disparait dans la lumière pendant que naissent les ombres. Le soleil monte et soulève une brume légère entre les vallons. Le jour est là.
Alors seulement nous prenions notre petit-déjeuner, et nous repartions.
L'aube était, au temps où je fréquentais le sinistre collège Montalembert, le meilleur moment de la journée, le seul bon. J'aimais partir très tôt, remonter la rue Charles Chenu avec ses becs de gaz tout pâlots jusqu'à la gare, m'immerger dans l'air frais et vaguement humide, me mêler aux travailleurs.
Dans l'aube, j'étais vivant, j'étais moi, j'étais différencié, j'étais libre. Je pense que je me laissais croire que j'étais déjà adulte, autonome. C'est encore l'aube qui me ravissait lorsque je partais si tôt pour les chantiers lointains.
L'aube, c'est le futur en train de se concrétiser.
Cf. Charrette, Françoise, Futur, Gordes, Jazz, Temps

Ambition

Pendant presque dix années, j'ai été associé avec Werner STUTZ, un excellent professionnel. Revenant un jour de notre déjeuner habituel au bistro du coin de la rue Pergolèse (Paris, 16ème, s'il vous plaît), il me déclara que son ambition était de se construire une maison en L et d'avoir une BMW 520.
Je fus sidéré par la futilité de son ambition. Il m'apparut alors clairement que nous ne pourrions pas faire carrière ensemble. Je ne sais plus ce que j'ai bien pu répondre, mais je me souviens que la question s'est alors imposée à moi : quelle est mon ambition ?
Je suis heureux que Werner ait pu obtenir ces objets tant désirés ; mais ce n'était pas mon trip.
Je n'avais définitivement pas l'ambition normale d'un adulte raisonnable.
Cf. Dilettante, Métier, Misfits, Vie(s)
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